Le vent soufflait en rafales au dehors et Rowena n'avait aucune envie de sortir de sa grotte. Un chaudron fumait au-dessus du feu, dégageant une douce odeur de fraise et de sucre. Plus tard elle avait prévu de faire la même chose avec des cerises, mais les fruits semblaient devenir rares avec ce temps pourri. La confiture maison était la meilleure, mais la guérisseuse se devait de garder des réserves pour la saison à venir qui s'annonçait difficile.
Les paroles de cet homme étrange restaient dans sa mémoire et elle ne pouvait pas s'empêcher de regretter de n'avoir rien fait pour l'arrêter. Et si Calormen souffrait encore plus de la météo que Narnia et Archenland. Son royaume d'origine souffrait peut-être mille maux différents, autres que le vent fort du Nord.
La jeune femme retourna à sa cuisine avant de se diriger vers son établi pour commencer un remède contre le rhume. Chaque hiver c'était la même chanson : on lui demandait des dizaines de produits curatifs qu'elle s'empressait de vendre au prix fort. Non pas que les préparer lui soit pénible, mais elle s'ennuyait de toujours devoir faire la même chose. Les poisons n'avaient plus la cote en ce moment.

Durant des heures donc elle s'occupa de ses petites mixtures, goûtant de temps à autre sa chère confiture, si douce à son cœur. Et le vent ne se calmait pas, alors qu'il s'était levé le matin, voire même pendant la nuit. Dès l'aube, Rowena avait prié Tash d'apaiser les autres dieux, quels qu'ils soient. Pourvu qu'elle puisse se rendre au marché refourguer quelques camelotes à de grands naïfs archenlandais qui ne se doutaient de rien alors que cela faisait des années qu'ils se faisaient arnaquer en beauté, à la barbe de la famille royale chez qui elle s'était d'ailleurs fait une alliée de choix. Alliée qu'elle appréciait énormément, voyant en elle la fille de ses rêves. A la différence près que la princesse était plus riche que la sorcière. Mais la richesse n'avait rien à voir avec leur relation assez spéciale. Dire que tout cela partait simplement d'une maladie que les misérables guérisseurs du palais n'avaient pas su soigner avec leurs remèdes à la noix. Heureusement que Rowena n'avait pas peur des interdits, bien au contraire.
Les minutes passaient et le vent soufflait encore et encore. C'en était si agaçant que la sorcière sortit pour hurler sa colère et son ras-le-bol. Le garde et la pauvresse qui l'accompagnait ont certainement eu peur en voyant une ermite à moitié folle insulter des dieux auxquels elle ne croyait pas le moins du monde. Mais son regard noir légendaire eut vite fait de les dissuader de prononcer la moindre parole acerbe.

Le chemin jusqu'à Anvard n'était pas très long en temps normal. Seulement le vent ralentissait leur avancée, surtout pour le garde qui peinait à calmer son cheval apeuré. Rowena, en entendant que la princesse avait un problème, s'était empressée de ressembler quelques remèdes, plantes et autres éléments utiles. Dont le pot rempli d'une sorte de solide rouge qui sentait merveilleusement bon.
Ennuyée par ses deux accompagnateurs, elle entraîna la gouvernante de Lyssa, laissant le malheureux soldat se débrouiller avec sa monture capricieuse. Elles se mirent à courir pour atteindre la jeune fille au plus vite. Les domestiques dans les couloirs semblaient étonnés sur leur passage.

En arrivant dans la chambre, Rowena prit un instant pour reprendre son souffle avant de demander poliment à la gouvernante de sortir. Et de partir. Chose qu'elle ne fit pas puisqu'elle restait derrière la porte jusqu'à ce que la princesse demande à sa soigneuse de la renvoyer plus loin.
Elle étudia patiemment la pièce, le lapin blanc qui restait près de sa maîtresse quoi qu'il arrive. Elle s'était bien sûr inclinée en entrant et souriait désormais avec une lueur amusée dans le regard. - Pas de "Dame" je vous prie. Je ne suis pas plus noble que le plus pauvre villageois de ce royaume. Son sourire s'effaça ensuite pour faire place à un visage qui se voulait un minimum sérieux, agrémenté d'une expression inquisitrice dans les yeux. - Je vous ai apporté de la confiture de fraise. Je ne savais pas que vous aimiez ce fruit au point de vous en tartiner sur la robe... Se doutant qu'elle allait protester, elle leva la main pour couper court à toute parole inutile. - Pas à moi Votre Altesse. A votre gouvernante si vous voulez mais pas à moi. J'ose espérer que vos lavandières ne feront pas plus attention que ça en lavant votre linge. Puis-je savoir ce qui a pris à Votre Majesté pour faire cela ? Je doute que ce soit pour le plaisir de me voir. Elle l'aida à se relever et l'emmena jusqu'au petit sceau d'eau posé dans un coin de la pièce. Le vêtement était peut-être bien irrécupérable mais pour les mains, on pouvait encore faire quelque chose.

La pauvre princesse était couverte d'un rouge qui puait la fraise dans toute la pièce. Elles allaient devoir nettoyer un peu afin que les femmes chargées de laver ses vêtements ne se rendent compte de rien, sinon elles auraient toutes les deux des ennuis. Lyssa alla chercher une tenue, demanda de l'aide pour se changer mais sembla en fait se débrouiller très bien toute seule, aussi Rowena se dirigea-t-elle vers l'armoire en bois massif qui semblait remplie d'étoffes en tous genre. Elle observa longuement tout ce qu'elle voyait, se demandant s'il était raisonnable de lui faire porter le deuil à son âge ou s'il valait mieux qu'elle passe pour une dévergondée auprès de son père avec une robe rouge arborant un décolleté prononcé. Sans doute était-elle utilisée pour des occasions très spéciales dont la sorcière ne voulait même pas connaître l'existence. Finalement ses yeux tombèrent sur une longue robe rose bouffante qui, dans son esprit, faisait un peu fillette. Mais au moins c'était juste, puisqu'elle jugeait enfantin le comportement de la princesse. Pourquoi par Tash avait-elle tartiné sa jolie robe de fraise ?
Elle se demanda un instant si elle mettait toujours toutes ces robes, certes elle en portait une différente chaque jour mais tout de même... enfin, il paraît après tout que les nobles ont la fâcheuse manie de garder des tenues qu'ils ne mettent plus depuis des années, juste pour le plaisir de montrer l'étendue de leur richesse et de leurs possessions. Elle referma l'armoire délicatement et attrapa la robe que la princesse venait d'enlever pour la poser sur un meuble sûrement prévu à cet effet et dont elle ignorait totalement le nom voire même l'utilité. Elle aida la jeune fille à faire les nœuds du corsage de son haut et la laissa faire le reste.

Lyssa avait avoué l'avoir fait chercher pour une raison particulière. L'entendre dire cela lui avait arraché un petit sourire. Bien sûr qu'elle avait besoin de quelque chose, sinon elle n'aurait pas été assez folle pour envoyer deux personnes dans la tempête qui grondait toujours au dehors d'ailleurs. Elle l'écouta sans prononcer le moindre mot, attendant qu'elle ait fini pour lui donner son avis. Au début elle paraissait réticente à lui exposer son dessein, puis tout sortit rapidement de sa bouche, comme si elle avait en plus de l'envie de vouloir en finir pris soudainement confiance en elle. Rowena qui s'était adossée à un mur haussa un sourcil en souriant, les bras croisés sur sa poitrine. Alors comme ça on veut jouer aux mêmes jeux que ses frères ? Elle regarda la princesse puis toute la pièce. Je ne suis pas douée à l'épée Votre Majesté, plutôt à l'arc, mais si je peux vous apprendre deux trois trucs ce sera avec plaisir. Avez-vous de quoi "combattre" dans votre chambre ? Elle s'approcha d'une table sur laquelle étaient posées des denrées alimentaires, dont du beurre comme en avait parlé Lyssa. Il y avait bien un couteau à beurre mais sa taille manqua de faire éclater de rire la calormène. Autant faire sa prière directement plutôt que de chercher à se battre avec cette "arme" même pas tranchante. Il n'y avait rien sinon des cuillères et fourchettes, à moins que la fille du roi n'ait caché deux épées en bois dans une trappe dans le sol. Ce qui étonnerait fortement Rowena mais là n'était pas l'importance. Je crains que nous n'ayons rien de convenable Votre Majesté, il faudrait peut-être songer à faire un tour par l'armurerie ? Elle s'approcha de la fenêtre et regarda en bas les deux frères qui s'entraînaient encore. Ils ne semblaient pas craindre le froid alors que le vent soufflait comme pour les emporter au loin. Rowena sentait les rafales frapper son visage et pourtant elle ne s'en occupait absolument pas. N'importe quelles mains auraient gelé au contact de cet air glacial. Vivre dans une grotte avait ses avantages, comme immuniser du froid pour un long, très long moment. Les premiers jours dans sa demeure avaient été affreux tant les parois étaient humides, l'air ambiant également. Tout était gelé, il avait fallu s'habituer. Elle pouvait désormais observer avec un regard noir l'aîné des fils du roi, songeant qu'il ressemblait vraiment à son père, autant physiquement que psychologiquement. Et s'il devenait pire que son géniteur, elle rentrerait immédiatement à Calormen, quitte à abandonner tous ses plans. La paranoïa du roi était déjà bien ancrée, alors si son fils le surpassait dans ce domaine...

Elle se retourna vers Lyssa, marcha jusqu'à elle et lui attrapa le poignet pour l'entraîner avec elle jusqu'à la porte qu'elle ouvrit doucement afin de regarder si quelqu'un venait dans le couloir. Elle connaissait un peu le château et savait où se trouvait l'armurerie ainsi que comment y aller depuis la chambre de la princesse. Nous devons nous hâter Votre Majesté, suivez moi sans faire de bruit. Elle lâcha sa main et continua sa route, longeant les murs dès qu'une servante semblait venir vers elles. Bientôt elles atteignirent les étages inférieurs où il y avait les écuries, les salles où étaient rangées les armes, les selles etc. Les soldats profitaient d'un temps de pose pour jouer aux cartes dans une petite salle dont la porte était grande ouverte et la lumière allumée. Ils ne risquaient pas de voir leurs ombres mais carrément leurs corps cherchant à filer droit vers l'armurerie. Rowena se baissa et fit signe à Lyssa de faire de même. Elles avancèrent rapidement avant qu'un garde se lève d'un bond et fonce sur elles. Navré Votre Altesse, mais Sa Majesté le roi votre père ne voudrait pas que vous alliez dans l'armurerie. Je vous demanderai de bien vouloir faire demi-tour. Rowena lança un regard à Lyssa, attendant de voir ce qu'elle voudrait faire.